Un article qui n’a pas manqué de susciter des réactions et des oppositions parmi nos membres. Un échange d’arguments pertinents que nous avons choisi de publier à la suite de l’objet du débat. Nous espérons que ce premier volet de notre nouvelle rubrique « Point-contrepoint » suscitera votre intérêt.
A vous d’en juger et de réagir à votre tour !
POINT :
Tel est le constat qui, le recul aidant, éclaire le vingtième anniversaire de la chute du Mur. Sur le papier, l'Europe a avancé : adoption de l'euro, élargissement des pouvoirs du Parlement... Dans les têtes, elle a reculé. En témoigne la laborieuse adoption du traité de Lisbonne par les Irlandais, qui se prononcent une seconde fois sur son avenir le vendredi 2 octobre.
L'Europe s'est diluée. Sous le poids de la démographie d'abord : 500 millions d'habitants. De l'espace : 4 millions de kilomètres carrés. Et de ses multiples identités : on y parle vingt-trois langues. Croire encore à l'imbrication possible des pièces de cet immense puzzle est un acte de foi. Si, par extraordinaire, l'Europe voulue par Jean Monnet et ses épigones voyait le jour, elle ressemblerait davantage à l'Empire ottoman qu'aux Etats-Unis d'Amérique.
Pendant des décennies, le débat Europe fédérale-Europe des patries a tenu le haut de l'affiche. Deux conceptions de l'union s'opposaient, fixant les enjeux, maintenant l'opinion en éveil. La flamme retombée, ne subsiste plus aujourd'hui, aux yeux des Français, qu'un pot au noir baptisé "Bruxelles" dont les plus malins s'arrangent pour tirer parti. Pour les autres, l'indifférence domine et parfois la colère. De Gaulle, qui croyait blesser Monnet, l'avait surnommé "l'Inspirateur". Il voyait en lui l'archétype de l'homme de l'ombre qui, sans comptes à rendre au suffrage universel, tire les ficelles. Il maudissait ce technocrate sans diplôme, à l'entregent ingénieux, sachant à quel point Monnet était sous influence américaine. Jean Monnet, lui, croyait en une Europe atlantique, fédérale, dont les souverainetés se fondraient un jour dans un directoire commun. Mais, pragmatique, "l'Inspirateur" s'intéressait d'abord aux moyens. La fin viendrait le moment venu.
Après avoir beaucoup œuvré pour la reconstruction de la France, avant et après 1945, Jean Monnet réussit à "vendre" à Robert Schuman, alors ministre MRP (démocrate-chrétien) des affaires étrangères, sa vision "gradualiste" de la construction européenne. On était en 1950, le souvenir des années noires était encore vivace. C'est dire combien le projet de placer la production du charbon et de l'acier du continent - le nerf de la guerre - sous une autorité commune était audacieux.
A l'Europe intégrée de Monnet, arrimée aux Etats-Unis, de Gaulle opposa, à partir de 1958, une vision patriotique de l'avenir du continent. Il croyait à "l'Europe des Etats", des Etats souverains s'entend, à l'inverse de l'Europe supranationale chère à "l'Inspirateur".
L'Europe, à ses yeux, ne pouvait prospérer qu'à égale distance des deux blocs, l'américain et le soviétique. C'est la raison pour laquelle il s'opposa à l'entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché commun. Il jugeait Londres trop proche de Washington (l'histoire, la langue...). C'est la raison pour laquelle, surtout, il se rapprocha de l'Allemagne d'Adenauer, plus rhénane que prussienne, donc plus fréquentable. L'idylle déboucha sur le traité de l'Elysée (1 963), document cadre, un peu flou, qui affichait néanmoins la couleur : le "couple franco-allemand" - il est né cette année-là - prenait en main la construction européenne. Un couple où le Français portait la culotte. Personne ne s'y trompa. Monnet moins que tout autre. Très introduit à Bonn - comme il l'était à Londres et à Washington -, il manœuvra dans les coulisses du Bundestag pour faire ajouter au traité de l'Elysée un préambule qui réintroduisait l'Alliance atlantique dans le jeu. A partir de ce moment, de Gaulle se désintéressa du traité de l'Elysée, n'y voyant plus qu'une "aimable virtualité".
Ces détours historiques pour rappeler combien, à l'époque, l'Europe suscitait en France d'intelligibles débats. Les lignes de fracture étaient claires, la politique, au sens noble, y avait tous ses droits.
Le dégel de 1989, il y a vingt ans, a modifié la donne, fondant l'Europe des Quinze dans un grand tout. L'URSS n'est plus et les Etats-Unis regardent ailleurs, vers l'Asie. Acculée par l'Histoire à un face-à-face avec elle-même, l'Europe aurait pu y puiser un regain de substance, d'identité. C'est le contraire qui s'est passé. Les bureaucrates ont pris le pas sur les politiques. La gestion sur l'inspiration. N'est pas Monnet, de Gaulle ou Adenauer qui veut. Voyez José Manuel Barroso, le président récemment reconduit de la Commission de Bruxelles, ex-maoïste portugais converti aux nécessités du plus petit dénominateur commun.
Résultat, la construction européenne suscite moins, désormais, des passions que des refus : le "non" au référendum constitutionnel de 2005, la crainte du "plombier polonais", synonyme de concurrence déloyale entre salariés du continent... L'Europe de Monnet et celle de Gaulle ont vécu. Normal. Sans que pointe à l'horizon un projet de substitution. »
CONTREPOINT 1 :
« Le ton de B. Le Gendre excessivement pessimiste ce qui affaiblit le propos. Sur le fond le défaitisme dont il fait preuve ressemble bel et bien à une forme d'impuissance intellectuelle à repenser le modèle, qu'une lassitude peut très bien expliquer.
Il n’est pas utile, comme le fait trop simplement B. Le Gendre, de résumer le destin européen tout entier à une affaire d'équilibre qui s'est joué à pile ou face, ce n'est plus une démonstration mais une farce digne de Groucho Marx.
En outre, comparer ce mur à l'alpha et l'oméga pour l'Europe, c'est tout au plus de la myopie ou pire encore de la bêtise. Le destin de 500 millions d'hommes, de la première puissance économique du monde et qui détient trois des monnaies les plus fortes du monde économique (£, €, FS) et qui demeure, quoiqu'on en pensera ou qu'on en dira, le foyer culturel le plus riche et certainement le plus fécond par sa diversité, ses origines et ses langues dans l'histoire de l'humanité qui s'est écrite et qui s'écrira, puisse se résumer à une érection quelle qu'en fut sa durée.
Que dire des hésitations européennes auxquelles il est fait allusion ? Pas plus que de rappeler que : pour la première fois dans l'histoire de l' "Homme" une expérience aussi singulière a lieu et se poursuit depuis plus de cinquante ans impliquant aujourd'hui un espace unifié par la seule volonté librement consentie des peuples européens, sans égal dans son histoire passée, présente et future et que des blocs de pays comme ceux de l'Asie ou encore de l'Amérique Latine cherchent à s'inspirer de notre expérience pour espérer un développement comparable etc...
Il est vrai que personne ne peut nier que le chemin parcouru s'est fait dans la douleur et la difficulté mais à chaque fois nous avons été récompensés. »
CONTREPOINT 2 :
L'éditorial de B. Le Gendre est effectivement assez négatif, mais surtout sur l'aspect institutionnel. Je n'ai pas l'impression que les acquis économiques ou culturels dont tu fais état soient contestés. Par contre, il est indéniable que l'Europe fédérale est mal partie et que l'Europe des patries n'est plus adaptée face aux mastodontes qui arrivent sur la scène mondiale. B. Le Gendre s'arrête à ce constat et çà peut sembler intellectuellement paresseux, mais, après tout, les journalistes sont là pour raconter le présent et pas pour inventer l'avenir.
Cet article a l'intérêt de confirmer qu'une approche purement institutionnelle de la construction européenne est pour le moment une impasse. Nous n'aimons pas le constat, eh bien que cela nous stimule pour démentir demain le diagnostic morose. Une nouvelle démarche est à inventer. Ce sera l'honneur du ME s'il contribue à l'imaginer.
Son article n'a rien de génial, mais il reflète bien le désenchantement dominant. Mieux vaut le combattre que l’ignorer. Exprimer son opinion contribue d'abord à promouvoir la sienne et pas l'opinion opposée. Trop de défenseurs de la construction européenne et de plein d'autres excellentes idées l'ont oublié ces dernières années. »
pour prolonger le débat : http://toulemon.blogspot.com/2009/10/enfin-reponse-bertrand-le-gendre.html